Cet article reprend l’intervention de Chahla Beski, le 12 juin 2012, à la 10e journée migrant qui s’est déroulée à l’Hôpital Avicenne de Bobigny.
A l’entrée du siège de l’Organisation des Nations Unies à New York figure la traduction anglaise d’un poème de Saadi, grand poète et penseur persan du 13e siècle :
« D’un même corps sont les enfants d’Adam / Créés tous de la même essence / Si l’un des membres du corps souffre / Les autres membres en perdent le calme. »
« L’autre est moi », nous dit ce poème : tout comme le tourment d’un membre du corps fait souffrir le corps entier, la peine de l’autre me traverse, m’affecte, me prive de mon aise. Je dois donc faire corps avec l’autre, m’unir à l’autre face aux peines. C’est l’essence de l’humanité.
Cette peine qui se communique, cette chose qui nous lie l’un à l’autre comme les membres d’un même corps, ne renvoie-t-elle pas finalement à la mort, cette fin ultime qui nous révèle notre commune nature ? N’est-il pas vrai que la mort, en projetant la séparation, nous lie entre nous, les vivants ? La conscience de la mort ne doit-elle pas nous conduire à la solidarité (la fraternité, la sororité) comme la forme la plus évidente des relations humaines ?
L’autre, l’âme sœur ou tortionnaire ?
Pourtant, ce rapport à l’autre, cette altérite, n’est pas la simple expression de cette solidarité vitale. L’autre peut être mon bourreau, et cela non pas seulement sous l’interrogatoire dans une prison, mais à tout instant, dans les relations quotidiennes. Le célèbre énoncé de Sartre : « L’enfer, c’est les autres », dans sa pièce Huis clos, résume cet état. Phrase abondamment interprétée et si souvent mal interprétée que l’écrivain en vient à préciser le sens. Dans son explication, Sartre insiste sur le fait qu’il ne voulait absolument pas dire que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés et infernaux, mais que nos rapports avec l’autre fondent notre rapport à nous-mêmes, que « nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné, de nous juger » (1). Par conséquent, si notre rapport à l’autre est tordu, alors, l’autre ne peut être que l’enfer. La possibilité de sortir de l’enfer se dessine, pour Sartre, par l’acte de briser le cadre des habitudes, des coutumes et des jugements qui nous emprisonnent, afin de se libérer de leur poids mortel.
Comment cela se fait-il que l’autre puisse nous dominer à tel point ? Comment ces habitudes, coutumes et jugements peuvent-ils être investis d’un tel pouvoir pour emprisonner les personnes, les priver de leur liberté, empoisonner leurs rapports ?
La réponse à cette interrogation demande une réflexion multidimensionnelle qui inscrit le regard sociologique dans une approche anthropologique. Ce qui permet de saisir l’articulation de l’historique, du social, du culturel, du biologique, du psychologique et du politique dans la production et la reproduction des représentations qui entrent en jeu dans l’altérité. En effet, le rapport à l’autre ne se réduit pas à son contexte objectif, mais implique notamment la subjectivité des interlocuteurs qui ont déjà intériorisé des représentations de l’autre. Loin d’être le produit de chaque individu, ces représentations se forment aussi dans et par le collectif. Elles servent à la construction de l’image de soi et de l’autre. Ces images, quant à elles, entrent en jeu pour construire l’identité sociale des individus. Comme le souligne le sociologue Erving Goffmann, « l’identité sociale » de l’acteur dans ses dimensions réelles et virtuelles est toujours liée aux regards et aux représentations que les autres lui renvoient et aux attentes qu’ils ont envers lui (2). Ces interactions se réalisent cependant au sein de rapports sociaux qui renvoient, en dernière analyse, à des rapports de pouvoir.
Les représentations sexuées en sont un exemple significatif. Si aujourd’hui, en France, nombre d’entre nous rejetons l’obligation pour les femmes de rester vierges avant le mariage, ce n’est que grâce aux avancées des droits démocratiques qui ont fait reculer les traditions sexuées légitimées par le culturel et le cultuel. Quand on regarde de plus près les pays où, au nom du cultuel, on justifie les inégalités sexuées, l’on voit clairement qu’il existe une relation directe entre l’ordre culturel et cultuel dominant et l’ordre politique autoritaire. En fait, le système autoritaire (qu’il soit dirigé par un roi ou par un chef) repose sur une hiérarchisation des rôles sociaux prédéfinis par le recours aux traditions dont la source de légitimation provient des instances méta-sociales (pouvoirs ancestraux ou Dieu). L’avènement de l’ère démocratique, tout en déstabilisant cet ordre, a posé et continue à poser la dialectique altérite/identité de manière bien plus complexe.
Les paradoxes de l’identité/altérité
Ce n’est pas par hasard si le phénomène raciste émerge dans les temps modernes parallèlement à la reconnaissance de l’égalité des droits. Les différences de l’autre sont amplifiées et essentialisées pour affirmer la place de soi. Par l’introduction des inégalités supposées raciales, le racisme comble la recherche exacerbée des différences pour répondre à une quête maladive de l’ordre. Cette quête projette la nostalgie d’un ordre perdu, d’une pureté à retrouver. Les mêmes éléments sont observables dans les phénomènes du communautarisme et des mouvements fondés sur l’idéologisation du religieux et sur le ressac du sexisme, alors que l’égalité des sexes et les droits humains avancent. Au sein de ces phénomènes, l’essentialisation des différences va toujours de pair avec la recherche de l’autre comme le reflet de soi. Dans cette perversion du rapport à l’autre, l’identité et l’altérité disparaissent au profit d’un « nous » fantasmé qui nie l’individualité autonome, pilier de la démocratie.
Au sein de l’ordre démocratique, il existe aussi un « nous » fondé sur les valeurs communes, une identité collective, mais ce « nous » démocratique existe dans la reconnaissance de l’autonomie de ses membres. Ce qui refonde la dynamique altérité/identité dans une perspective de liberté et d’égalité, et trace ainsi la voie pour sortir de l’enfer que pourrait devenir l’autre.
Ces questions se posent avec une acuité encore plus grande dans le contexte migratoire. Si les termes fondamentaux du débat que nous avons posés, concernent la société toute entière, l’immigration se présente comme un miroir grossissant. Permettez-moi d’illustrer cela par mon vécu personnel qui me semble assez significatif quant à notre sujet de réflexion.
Avant mon entrée au collège, ma famille a déménagé dans une petite ville du nord-est de l’Iran où mon père qui était gynécologue, avait construit une clinique avec ma mère, sage-femme et infirmière. Cet établissement recevait une population multicolore à l’image des habitants de la ville et des villages alentours. A coté des ceux qu’on appelle les Farsses (ceux dont la langue maternelle est la langue nationale de l’Iran, à savoir le persan ou le farsi), une grande communauté de Turkmènes (3) habitait la ville. Par ailleurs, la population reflétait aussi la grande diversité ethnoculturelle de la population iranienne qui comprend notamment des Turcs-azéris, des Kurdes, des Arabes et des Baloutches (4). Enfin, la diversité des populations accueillies dans la clinique de mon père était fortement marquée par la différence sociale entre les classes aisées et moyennes et les milieux populaires, entre les citadins et les ruraux.
J’ai eu plusieurs fois l’occasion de constater l’impact important de cette réalité dans la vie quotidienne de la clinique. Ma famille vivait dans un appartement situé au deuxième étage de la clinique. Avant mon départ à la capitale pour entrer au lycée, les dîners en famille étaient imbibés des anecdotes quotidiennes qui retraçaient les hauts et bas des relations entre les patientes et leurs familles d’une part, et les soignants d’autre part. En dehors des fleurs et des gâteaux offerts par les familles aux cadres soignants, à l’occasion des joyeux moments des naissances, les récits des malentendus et des conflits n’en finissaient pas. À travers ces récits se dessinaient des conflits de communication tissés de mille incompréhensions. Plus tard, pendant les vacances d’été, mon père qui projetait mon avenir dans la médecine, me faisait participer à la vie de la petite clinique. J’ai ainsi pu vivre en direct les moments de joies, mais aussi les consternations qui s’exprimaient à travers les conflits de normes sur l’occupation de l’espace, la gestion des horaires, le bruit, les rapports au corps et à la sexualité (notamment au sujet de la vérification de la virginité des filles), les codes cultuels incompatibles avec les règles sanitaires, les plaintes exagérées pour avoir plus de médicaments, ou, au contraire, les informations cachées au médecin qui faisaient obstacle à l’établissement d’un bon diagnostic, les ordonnances non suivies, car mal comprises, alors que les patientes affirmaient les comprendre.
Exil et migration : altérité et étrangeté
Des années plus tard, je me suis trouvée en exil en France. Dans mon travail sur l’interculturel, j’ai pu observer les mêmes situations dans les milieux des soins. Excepté qu’ici, ces conflits interculturels passent par le filtre d’une étrangeté qui tend à remplacer toutes les explications.
Dans la clinique de mon père, les conflits de communication renvoyaient aussi aux différentes conceptions des normes et des codes de conduites portés par les soignants et les patientes. Cependant, ces faits n’étaient pas expliqués par les différences ethnico-culturelles, mais plutôt par les facteurs sociaux et éducatifs. Aussi, il était clair que les réactions des patientes et des familles ayant un même niveau socioéducatif se ressemblaient, quelles qu’aient été leurs origines ethniques.
Dans un contexte migratoire interculturel, on peut constater une tendance à expliquer les conflits de normes par un renvoi aux origines des personnes concernées. Cela renforce le risque de généralisation des situations et de catégorisation des publics selon les appartenances culturelles et cultuelles. Ainsi, on tend à percevoir les Africains, les Maghrébins, les Asiatiques ou les Musulmans, comme des individus interchangeables. Ce penchant à la généralisation peut d’ailleurs opérer en raison de la peur (plus ou moins consciente) de l’autre, tout comme elle peut venir d’une position de charité ou d’un sentiment de culpabilité. Dans tous les cas, le résultat en terme de communication est presque le même : on n’entre pas dans une communication avec l’autre, on se conduit envers lui à partir de nos propres représentations qui ne trouvent pas l’occasion d’être vérifiées ou infirmées par le dialogue.
Les problèmes liés au rapport au temps, au corps, à la sexualité, aux codes culturels et cultuels sont ainsi interprétés comme les symptômes d’une appartenance culturelle globalisante. L’individualité propre de chaque personne qui s’exprime à partir de sa trajectoire, est tout simplement effacée. Réciproquement, la même attitude peut animer des migrants qui projettent des préjugés sur l’institution et les soignants. Ce processus conduit à opposer, aussi bien d’un coté que de l’autre, un « nous » à un « eux ». Dans ces situations, les connaissances que nous pouvons avoir de la « culture » de l’autre (et qui peuvent être bien utiles pour améliorer la communication) deviennent des prêts-à-penser qui font obstacle à la rencontre avec l’autre. Avec la bureaucratisation de l’accueil, les effets d’une telle perception mécanique se renforcent et ne laissent pas le temps à l’évolution des cadres de référence réciproques. Les risques d’incompréhension sont alors accentués. Des deux côtés, des attitudes peuvent osciller entre le sentiment de victimisation ou le rejet de l’autre ; et la communication peut laisser la place au repli sur soi, à l’effacement ou, au contraire, à l’agressivité et à diverses formes de violence.
Certains faits risquent de pervertir encore plus le rapport à l’autre – immigré(e) ou exilé(e) -, notamment les fragilisations subies par l’immigration et l’exil (dont la perte des repères connus, l’absence ou l’insuffisance de connaissances et de relations pouvant aider à mieux se situer, les disqualifications imposées par ces changements). Ces entraves peuvent être renforcées par les difficultés socioéconomiques. Les migrant(e)s et exilé(e)s se trouvent ainsi d’emblée dans une position dominée. Cette position est renforcée par des représentations dévalorisantes de l’immigration et des immigrés comme source de problème.
Par ailleurs, les phénomènes du racisme, du communautarisme et de l’idéologisation du religieux viennent pervertir les relations entre les migrants et la société d’accueil. Les discours racistes plaident pour purifier l’ordre social des éléments étrangers qui le dégradent. Les discours communautaristes projettent, par une exacerbation de l’identité nationale, ethnique ou religieuse, le fantasme d’un corps collectif homogène dont les éléments étrangers violeraient l’unité (5). Les mouvements politico-religieux hissent la religion au rang d’une idéologie garante de l’ordre sacré toujours menacé par les éléments hors-normes. Ce n’est pas par hasard si, dans toutes ces visions, la question de la pureté tient une place importante. Il s’agit d’une pureté au service de l’ordre. Les clichés racistes diffusent la haine des étrangers « sales », « porteurs de microbes », « voleurs » et « violeurs potentiels ». Les thèmes de la débauche et de la perversion sexuelle occupent une place importante dans les discours des mouvements politico-religieux. La projection de l’ordre communautariste passe d’ailleurs toujours par l’instauration d’une hiérarchisation sexuée garante de l’ordre autoritaire.
Avec le développement de ces phénomènes, les processus communicationnels dans le contexte migratoire requièrent une complexité croissante. Etablir un dialogue constructif dans le contexte de l’accueil des migrants demande une prise de conscience de cette complexité. L’appropriation d’une démarche interculturelle doit aider à cette prise de conscience, et elle ne peut le faire qu’à condition de se détacher de toute ethnicisation pour que les conceptions prêtes-à-penser sur les cultures ne fassent plus barrage à l’altérité.
Chahla Beski-Chafiq
Sociologue, écrivaine, directrice de l’ADRIC
1. Jean-Paul Sartre, L’enfer, c’est les autres. Vincennes : Frémeaux et associés, 1964.
2. Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps. Paris : Ed. Minuit, 1975.
3. Les Turkmènes dont la majorité se trouve au nord du pays, sont estimés à 2,5 millions. Ils parlent une langue turco-altaïque et sont de confession sunnite.
4. Ces populations sont issues de différentes régions iraniennes : Azerbaïdjan, Kurdistan, Baloutchistan, Khuzestân. Cependant, un certain nombre d’entre elles vivent en dehors de leur région d’origine. Les incessants déplacements des populations créent un important brassage en Iran.
5. Il faut distinguer le communautarisme de l’appartenance communautaire qui exprime un attachement à un collectif, alors que le communautarisme fait de cette appartenance une identité totale et totalisante qui nie la diversité existant au sein de toute communauté et l’autonomie individuelle de ses membres.